[8 septembre 1871] Les âmes soeurs

[RP privé : Si vous voulez vous y insérer, merci de prévenir Matiana ou moi ]

Vincent inspecta avec attention la cliente en face de lui. 25 ans, plutôt quelconque, Isabelle Later appartenait à la classe moyenne parisienne et effectuait en plus de la magie à faible niveau (capable de rafraichir ou réchauffer légèrement ses environs immédiats). Mais elle était surtout l’une des rares personnes à être venu le voir sans avoir été victime de son besoin vital de faire des mauvaises plaisanteries. Une vraie cliente qui a simplement lu son annonce dans le journal ! Le problème, c’était le motif de sa venue. L’homme à tout faire peinait à comprendre son rôle exact là-dedans.

- Euh… vous pouvez me réexpliquer ? Je ne comprends pas très bien. Je dois vous aider… à trouver votre âme sœur ?
- Oui ! Je suis allée voir une voyante. On m’a vanté son efficacité, surtout depuis l’émergence de la magie. Et elle m’a prédit que mon âme sœur venait justement de débarquer à Paris.
- Plutôt mince !
- Je n’ai pas fini ! L’homme en question est bien musclé – contrairement à vous -, les cheveux bruns très courts, des yeux sombres et brûlants – pas comme les vôtres terriblement ternes- et, comme tout gentilhomme, une belle barbe finement taillée.

Vincent, tout en se massant ses joues désespérément lisses, fit mine de pas avoir entendu les comparaisons peu flatteuses d’Isabelle. Son entreprise venait juste de démarrer. Il ne pouvait pas se permettre de refuser une cliente, aussi désagréable soit-elle. Il prit quelques notes, histoire d’avoir l’air plus professionnel.

- Ok, un type bien bâti qui vient juste de débarquer sur Paris…
- … Et un tatouage sur son épaule gauche, un requin. Tellement viril !
- Un tatouage… de requin… épaule gauche, écrivit-il. C’est tout ?
- C’est tout !
- Très bien, j’y travaille dès aujourd’hui ! Vous paierez le montant prévu à la réception !

Heureusement, la somme prévue constituait une motivation suffisante. Dès qu’il aurait raccompagné la jeune fille, il comptait partir à la recherche de cette mystérieuse « âme sœur ».

- Attendez !
- Oui ?! sursauta Vincent.
- Quand vous l’aurez trouvé, arrangez vous pour que ce soit lui qui fasse le premier pas ! Ca ne se fait pas pour une dame de courtiser directement un homme.
- Hum… ok !

Au prix qu’elle le payait, Vincent pouvait se permettre ce genre de petit bonus. Et puis, quand il en serait à ce stade, il espérait que ce ne soit plus qu’une formalité.

Mlle Later partie, l’homme à tout faire quitta son bureau. La piste de l’amoureux s’avérait encore mince malgré les descriptions. Ainsi, Vincent décida d’aller voir la voyante consultée par sa cliente. Il espérait tout d’abord confirmer qu’elle n’escroquait pas des clientes naïves et, si elle s’avérait « vraie », récupérer d’autres informations. Par chance, Matina La Joétie résidait dans le quartier latin, à quelques pâtés de maison.

Arrivé devant chez elle, il frappa poliment à sa porte.

Matiana récupérait d'une intense journée. Ils s'étaient tous précipités, ce atin-là, place de la Cathédrale, devant elle, pour avoir quelques mots sur leur avenir. Elle officiait sans aucun panneau, sans aucun stand : les personnes venaient la voir grâce au bouche à oreille. Et encore fallait-il la trouver, puisqu'elle avait plusieurs "lieux de travail". Elle avait eu un paquet de visions et se massait vigoureusement les tempes, en espérant que cela passerait avant le retour de mademoiselle Mesuel. Sa logeuse était sortie pour "affaires personnelles. Je te prierai de bien vouloir ranger ton bazar avant mon retour." - le bazar en question étant juste une infusion dans un verre.
Mattie se laissa aller contre le dossier et ferma les yeux. Le silence était si bon... Si bon...

Toc, toc, toc !

Elle sursauta violemment et poussa un gémissement. Seigneur, que son crâne lui faisait mal ! Elle se leva avec peine et alla ouvrir.
Devant la porte se tenait un homme apparemment jeune. Plutôt petit - il la dépassait à peine -, ce fut son regard qui attira Matiana en premier.

Eh bien ! En voilà des beaux yeux...

Elle lui adressa un sourire crispé :

- Bonjour. Je suis désolée, mademoiselle Mesuel est de sortie. Mais je peux prendre un message, si vous souhaitez, monsieur... ?


[j'édite, comme le fait remarquer Grimm, à ce moment-là on ne se connait pas encore...]

Vincent l'observa d'un rapide coup d’œil : la peau mâte, les cheveux très foncés et cette aura si particulière. Aucun doute, cette femme était...

Une tzigane... Au moins,elle a le style de l'emploi
- Genevrier... Vincent Genevrier ! Vous devez être Mademoiselle la Joétie ? Je suis un...homme-à-tout-faire.

Il ne s'habituait pas encore à se présenter comme tel. Pendant longtemps, il avait surtout travaillé pour le Conseil. Aujourd'hui encore, il était agent du Voile avant tout.

- Une de vos clientes, Isabelle Later, m'a dit que vous aviez euh... "vu" son âme soeur, qu'elle serait actuellement à Paris. Et comme elle cherche à forcer le destin, elle m'a embauché pour le retrouver.

Vincent faillit ajouter "mais si vous êtes une voyante, vous deviez déjà savoir que je viendrai". Il se retint toutefois au dernier moment. En plus de risquer de la vexer, cette phrase sonnait comme une très mauvaise blague, même dans sa tête.

- J'aurai quelques questions à vous poser, histoire d'avancer dans mes recherches mais avant ça...

Il attrapa son porte-feuille.

- Combien pour un tirage des cartes ?

Lors d'une enquête, vérifier ses sources était important. Vincent espéra néanmoins que la tzigane ne vendait pas ses services trop chers. Car, en réalité, il n'avait pas grand chose sur lui.

Matiana avait observé le jeune homme durant son discours, et n'arrivait pas à comprendre sa demande. Qui, que quoi ? Quand ? Isabelle comment ? Cet homme pensait-il qu'elle se remémorait chacun de ses clients ?
Elle décida de commencer par la dernière question.

- Pour un tirage de cartes, c'est un quart de franc. Mais, on ne va pas faire ça dans la rue... Entrez donc.

Elle s'effaça de l'ouverture pour le laisser entrer. Jamais encore elle n'avait officié "à domicile", pour la simple raison que le boulot était le boulot, et le repos le repos. Ne jamais mélanger travail et foyer, c'était sa devise. Il ne restait plus qu'à prier pour que l'homme ne laisse pas traîner sa langue partout, ou elle serait encore obligée de changer de logement...

- Mais d'abord, asseyez-vous. Je ne comprends rien à votre histoire. Qui est cette Isabelle Je-ne-sais-comment dont vous me parlez ? Quand est-elle venue me voir ? Vous savez combien de personnes viennent me voir chaque jour ?

Matiana s'assit face à une table basse, et invita l'homme à s'asseoir face à elle. Un tirage de cartes... Pourquoi pas ? Cela l'aiderait peut-être à se rappeler qui était cette Isabelle.

Même s'il s'était refusé à rester enfermé dans un cliché, Vincent ne put s'empêcher d'être un peu déçu intérieurement. Il avait sincèrement espéré que Matiana lui fasse tout le numéro de l'illuminée qui "voit des choses" pour impressionner sa clientèle. Pourtant, Elle se comportait comme une madame tout-le-monde : aucun artifice, fumée ou maquillage excentrique, simplement une femme fatiguée d'une journée de travail n'aspirant qu'à un peu de repos chez elle... et forcément agacée de la présence intrusive de l'homme à tout faire. Ce n'était peut-être pas plus mal après tout.

Répondant à l'invitation, il entra dans sa maison, plutôt grande et bien décorée (les affaires payent bien...), et s'assit devant elle. Il sortit ensuite de son porte-monnaie le quart de franc demandé et le fit glisser sur la table en direction de la tzigane.

- Très bien ! On peut commencer ?

De par son métier pour le Conseil, Vincent avait déjà eu l'occasion de se faire tirer les cartes par une voyante. C'est de cette façon qu'il avait appris l'attachement de son vassal à l'arcane du Diable. Même si les cartomanciennes pratiquaient toutes leur art avec quelques nuances, l'agent du Voile savait grosso modo à quoi ressemblait une vraie séance de tirage. Plus qu'à voir s'il ne perdait pas son temps avec cette affaire...

Matiana fit la moue en voyant l'homme s'installer sans même répondre à ses questions. Très bien, puisqu'il l'avait voulue... Il allait l'avoir, sa séance de divination !
Matiana sortit l'un de ses tarots du petit meuble que sa logeuse lui avait gracieusement prêté, et posa le petit paquet sur la table.

- Bon, puisque vous venez pour une question précise, inutile de s'encombrer de toutes les lames. Les majeures suffiront. Allez-y, je vous en prie... Tirez sept cartes !

Elle ne lui dit pas, mais la première ligne allait le concerner, lui. Matiana tenait à comprendre à qui elle avait à faire.

- Voyons... La Force, L’Étoile, le Diable, la Justice, la Roue, le Pape, le Pendu... Vous êtes un homme bien mystérieux, monsieur. Vous portez un lourd secret qui pourrait bien vous écraser... Heureusement que votre mental est là pour contrebalancer tout ça...Vous présence ici prouve que vous êtes également quelqu'un de très confiant en vous.

Matiana ne pouvait pas lui dire... Mais le Pendu et la Force étaient l'aveu des Possédés. Matiana ne connaissait pas grand-chose de ces magiciens hors du commun. Mais le Diable qui y était associé n'augurait rien de bon, et elle se refusa à tenter d'avoir des visions à son propos. Elle préférait passer à la deuxième ligne, qu'elle lui fit tirer :

- Concernant votre cliente, la fameuse Isabelle. On a là la Maison-Dieu, la Mort, l'Amoureux, l'Impératrice, la Papesse, le Soleil. Oh oui, ça me revient maintenant, sourit Mattie tandis que les images affluaient cette fois librement dans sa tête. Une jeune brunette, qui est venue me voir à propos de l'amour dans sa vie. La pauvre femme n'a pas eu beaucoup de chance, mais j'ai en effet vu qu'elle allait trouver quelqu'un. La description que vous m'avez faite tout à l'heure correspond plutôt bien avec ce que j'ai vu.
Maintenant, je pense que vous voulez savoir si vous allez le retrouver... Allez-y, tirez encore six cartes et laissez-en une. La Lune, le Monde, la Tempérance, l'Empereur, le Chariot, le Jugement. Il n'y a aucun doute, monsieur Genévrier. Vous allez le trouver, son "âme-sœur". Avec un peu de mal et un petit coup de main, mais vous allez le trouver. D'ailleurs, termina-t-elle en tournant la dernière carte. Voici un Bateleur pour le confirmer.

Le premier tirage... Il était très similaire à celui de cette vieille voyante recommandée par le Conseil. L'interprétation s'avérait moins précise, mais Matiana était aussi beaucoup plus jeune. Elle n'avait même pas précisé que Vincent appartenait à la catégorie des Possédés. Cela paraissait toutefois être une omission volontaire. Les gens se sentaient souvent mal à l'aise face aux magiciens "maudits" de son espèce.
Matiana passa ensuite au cas d'Isabelle Later. La vision fut là encore peu détaillée, néanmoins, Vincent en avait vu suffisamment pour qu'il puisse se permettre de lui donner du crédit. Au moins, cette affaire ne lui passerait pas bêtement sous le nez à cause d'une escroc. Tout reposait maintenant sur lui... et une tierce personne visiblement.

- Hé hé ! Ce serait décidément très pratique de vous avoir sous la main pour ce genre de travail ! sourit-il. Moins drôle, mais pratique !!! En tous cas, je suis convaincu ! Désolé d'avoir été un peu sec et d'occuper encore un peu de votre temps de repos. Mais je ne serai pas long, promis.

Vincent se saisit alors de son carnet de notes et retranscrivit à la voyante la description de l'âme soeur par Isabelle Later.

- Je cherche donc un type plutôt bien bâti qui vient de débarquer en ville, cheveux bruns très courts, yeux sombres, une belle barbe finement taillée et un requin tatoué sur l'épaule gauche. Avec tout ça, je pensais commencer à chercher du côté des marins ou des pénichiers. A moins que vous n'ayez d'autres détails ?

Matiana soupira de soulagement en voyant l'homme lui accorder crédit. Parfois, ses omissions volontaires agaçaient ses clients. Il fallait bien faire le tri dans ce qu'elle voyait... Le souvenir de la dernière fois qu'elle avait été trop honnête était encore trop présent dans son esprit.

- Isabelle Later a-t-elle touché le carnet ? En fait, j'aurais carrément besoin d'un effet personnel lui appartenant, mais si elle a touché le carnet, je pense que ça suffira.

L'homme lui tendit le carnet en question. Cette fois, la piste étant faible, Mattie eut besoin de se concentrer pour provoquer la vision. Elle vit tout d'abord Isabelle en train de dicter les caractéristiques - répétant au mot près ce qu'elle lui avait dit ! - à monsieur Genévrier. Puis elle se concentra un peu plus, cherchant l'homme en question.
Il était fidèle à ce qu'elle avait vu la première fois : large d'épaules, ses cheveux étaient coupés presque à ras, ce qui laissait penser que l'homme n'avait pas eu le temps de se mettre à la mode Parisienne (et venait donc d'arriver). L'homme transportait un sac sur son dos, visiblement très lourd. Son torse nu laissait voir un requin. Un minuscule trou en bas laissait s'échapper le contenu du sac par fragments...
Des éclats de voix dans la rue lui firent perdre le fil.

- J'ai été déconcentrée... Mais il s'agit bien de l'homme dont vous me parliez. Je l'ai vu, sourit-elle devant l'air déconfit de son interlocuteur. Il transportait un sac de farine, donc effectivement, il travaille sur les quais... Ou dans une boulangerie.
Je me doute bien que cela ne vous aide pas. Et si je vous proposais quelque chose ? J'ai besoin d'argent et vous, vous devez satisfaire votre cliente. Je vous demande un tiers de la somme qu'elle a payée, et en échange, je vous accompagne. Il y a différents moyens de trouver quelqu'un à Paris !

Vincent tiqua instantanément sur les mots "tiers de la somme". Cette affaire s'avérait l'une des rares où il n'avait pas été obligé de proposer de réductions à sa cliente en excuse d'une mauvaise blague. Et le voilà en passe de devoir encore sacrifier une partie de son salaire. Pourtant, il ne refusa pas même s'il soupira avant de formuler sa réponse :

- Ok ! J'imagine que c'est vous le "petit coup de main"... le "bateleur". Soyez quand même discrète, je ne veux pas qu'Isabelle s'imagine qu'on travaille ensemble et qu'on ait voulu la duper.

... Et puis il perdait peut-être un peu... non, en fait, une somme plutôt conséquente. Mais Vincent se consola en se disant que, sans Matiana, il n'aurait jamais eu cette affaire. Et puis avoir une voyante hors Conseil dans ses connaissances pourrait peut être servir à l'avenir.

Matiana sourit en entendant son interlocuteur accepter son marché. Peut-être qu'à force de petits coups de mains, parviendrait-elle à se payer son chez-elle.
Son mal de tête était passé.

- Très bien, monsieur Genévrier. Je vais vous prier de m'excuser, mais il commence à se faire vraiment tard. Loin de moi l'idée de vous mettre à la porte, mais ma logeuse ne va certainement pas tarder à revenir, et disons qu'elle a un caractère... Un peu spécial.

Joli pléonasme, Mattie. Elle a un sale caractère de cochon qu'on égorge, oui !

- Je vous propose de nous retrouver demain. Onze heures sur les quais de Seine ? Au niveau du pont de l'Alma, il y a un grand nombre de docks et de quais. Qu'en dites-vous ?

- Très bien, on commencera par là ! Bonne soirée et à demain onze heures !

Vincent salua la jeune femme et rejoignit sa demeure en se redemandant s'il avait bien fait d'accepter l'offre de la voyante. Arrivé chez lui, même s'il se faisait tard, il n'avait pas sommeil. Il entreprit donc de faire un peu de ménage et de trier ses papiers. En voyant à quel point le travail à faire s'annonçait colossal, la fatigue le rattrapa immédiatement. Il parvint tout de même à débarrasser son bureau et, sitôt après, il rejoignit sa chambre. Avant de s'endormir, il espéra très fort que la gouvernante/assistante promise par le Conseil serait bientôt recrutée.

Le lendemain matin, Vincent démarra sa journée comme d'habitude : en martyrisant de pauvres parisiens qui n'avaient rien demandé. Cette fois-ci, il se contenta de prendre un seau d'eau, de rejoindre le toit d'un bâtiment du VIIème arrondissement. Il attendit un peu et laissa tomber le contenu de son récipient au hasard. Le liquide se déversa sur un couple d'une quarantaine d'années qui flânait. Pour éviter des représailles, il bondit sur le bâtiment d'en face et descendit calmement. Il jeta un coup d'oeil du côté de l'homme en furie et de sa femme choquée et mouillée. Metatrelh, son Vassal, avait grandement apprécié cette farce de circonstance.

Vincent alla ensuite rejoindre le pont de l'Alma. Matiana n'était pas encore arrivée. L'homme inspecta sa montre-gousset : 10h43. Il décida d'attendre sagement la voyante. Malgré ce soleil, l'air lui semblait froid en bord de Seine. Vincent songea alors à ses pauvres victimes de tout à l'heure.

Pourvu qu'elles ne tombent pas malades...

Il veillait à rendre ses blagues inoffensives, mais toujours craignait une mort involontaire.