[4 avril 1873] Agence Vincent Genevrier - Homme à tout faire

- Ca fera un sou s’il vous plaît !

Vincent adressa un grand sourire au vieux vendeur de journaux en lui remettant la somme demandée. Il mit ensuite son exemplaire du Petit Parisien dans la grande poche de son imperméable et s’en alla flâner près des quais du Grand Augustin. Même si la Seine avait pris au fil des années une teinte de plus en plus foncée à cause de la pollution, Vincent appréciait toujours d’observer ce décor, les péniches, les gens qui passent…

- Allez, dépêche-toi, Nap !

A côté, un homme pressait son chien, un gros molosse, de faire sa commission. Et quelques secondes après, une merde fumante jonchait la rue. Dès que le maître et son animal se furent éloignés, Vincent jeta un rapide coup d’œil aux alentours. La voie étant dégagée, il sortit son journal tout juste acheté, le déplia et fit glisser la crotte du chien à l’intérieur. Un couple vint à passer et, en le voyant ainsi agenouillé à manipuler un excrément, firent une moue de dégoût, auquel Vincent répondit par un salut amical. Il attrapa ensuite sa précieuse trouvaille avec prudence et rejoignit l’autre côté de la route. Il rechercha une ruelle peu exposée à la vue du monde. Puis, quand il l’eut trouvé, choisit aléatoirement une maison. Vincent s’approcha de la porte et déposa son odorant paquet au seuil. De la poche intérieure de son manteau, il prit son paquet d’allumettes. Il en gratta une et observa quelques instants la faible lueur de la flamme… avant de la jeter contre le papier journal qui prit instantanément feu. Vincent sonna ensuite à la porte et partit en trombe se cacher au coin d’une rue perpendiculaire. De là, il observa un homme trapu surgir de la maison. Malheureusement pour lui, quand il découvrit le paquet enflammé, son premier réflexe fut naturellement de l’éteindre avec le pied.

- Bon sang de bois ! s’exclama-t-il en voyant s’éparpiller des excréments dans les environs mais surtout sur ses chaussures et son pantalon.

Comprenant qu’il avait été la proie d’une mauvaise farce, il scruta les alentours à la recherche d’un garnement mais ne vit que Vincent s’éloigner nonchalamment de la scène de crime. Sa seule présence suffit toutefois à le placer comme suspect numéro 1.

- Hé ! Vous là !

L’homme voulut partir à sa poursuite. Cependant, il perdit bien vite son suspect au détour d’une rue, tandis que, juste à côté, un tramway partait en direction du Vème arrondissement.
En voyant sa pauvre victime abandonner et le transport en commun démarrer, Vincent se redressa de son siège et poussa un profond soupir de soulagement. Il posa son front contre la fenêtre et, durant les dix minutes qui le séparaient de l’agence, observa la vie parisienne. En ce 4 avril 1873, la capitale bénéficiait d’un soleil printanier. A part Vincent, toujours très frileux, tous les habitants avaient enlevé une couche de vêtements, quand bien même l’adage préconisait de ne pas se découvrir d’un fil. Le beau temps fit aussi sortir les saltimbanques. Pour la plupart, il s’agissait de magiciens fiers de leurs capacités spectaculaires. Parmi eux, Vincent reconnut Abigaël Lantier, une maîtresse de glace et surtout, une Possédée. Elle s’affairait à divertir la population en créant des animaux à l’aide de sa magie, pourtant, Vincent fut persuadé qu’elle l’avait remarqué passer en tramway. Elle lui jeta un bref regard… glacial avant de reprendre son air enjoué d’artiste. L’agent du Voile la comprenait : Abigaël fut une de ces premières affaires. Il l’avait sauvagement retiré à sa famille qui n’a plus eu de nouvelles d’elle, si ce n’est une fausse lettre de départ vers une destination inconnue. Elle avait heureusement réussi l’Epreuve du Reflet et avait pu ainsi retrouver les siens. Malgré tout, à jamais, elle en voudrait à son kidnappeur. Ce dernier en était peiné mais n’éprouvait aucun remord. Il faisait son job et son job était vital.

Perdu dans ses pensées qui vagabondaient dans les décors des VIème et Vème arrondissements de Paris, Vincent rata son arrêt et descendit au suivant. Il marcha encore plusieurs mètres à pied jusqu’à finalement rejoindre la rue de l’Hermite et l’appartement mitoyen hébergeant au 1er étage l’agence « Vincent Genevrier – Homme à tout faire - Fourniture de services en tous genres », comme inscrit sur le panneau réalisé par ses soins. Il monta ensuite les marches pour rejoindre son bureau. Sitôt entré, il hurla :

- Aurore, vous êtes là ?

Aurore marchait d'un pas décidé dans la rue, des mèches s'échappant comme toujours de son chignon au sommet duquel tenait en équilibre précaire un petit chapeau. Pas un de ces grands machins-choses dont se paraient les belles élégantes (et même les moins belles), mais un couvre-chef sans chichis, tout simple, mais qui lui permettait de respecter les convenances. Elle avait bien dû admettre qu'il y avait un minimum de règles à observer pour ne pas être dévisagée à chaque coin de rue. Les cheveux relevés et le chapeau en faisaient partie pour les femmes, aussi idiot que cela puisse être.
Elle ruminait ces pensées tout en observant les passants qui se promenaient tranquillement en profitant de ce premier beau jour de printemps. Elle pestait intérieurement en arpentant le trottoir, s'attirant quelques regards étonnés. Baste! Elle avait bien mieux à faire que se promener, elle! Relevant la tête alors qu'elle arrivait presque à l'agence, elle vit un homme qui faisait les cent pas devant la porte, l'air furieux. Encore une victime de son patron! Quel tour pendable avait-il encore joué? C'était plus fort que lui, il ne pouvait pas s'empêcher de faire des blagues. Elle-même en avait été victime au début de son contrat, jusqu'à ce qu'elle se fâche vraiment et lui batte froid pendant une semaine. Certes il était son patron, mais ça ne lui donnait pas le droit de la ridiculiser. Elle poussa un grand soupir et s'adressa à l'homme.

_ Monsieur, je peux vous aider peut-être?
_ Vous! Vous êtes bien l'associée de ce... de ce malotru?
_ Assistante, pas associée. Vous souhaitiez parler à M. Genevrier?
_ Lui parler? Non! Lui mettre mon poing sur la figure, oui!
_ Nous pouvons peut-être arranger les choses autrement. Certes lui en coller une vous défoulera, mais cela vaut-il vraiment la peine? Je vous propose plutôt un arrangement. Vous oubliez le vilain tour que mon patron vous a joué- il n'y a rien eu de grave, n'est-ce pas?- et vous pourrez recourir aux services de notre agence gratuitement une fois. Le marché vous convient-il?

L'homme hésita un instant, puis haussa les épaules.

_ D'accord, si vous y tenez. Après tout, ce n'était qu'une mauvaise plaisanterie. Bonne journée mademoiselle.
_ Je vous souhaite une bonne journée, monsieur, au revoir.

Et voilà, un client de plus qui ne paierait pas. Mais bon, s'ils arrivaient à tenir leurs contrats, ça ra-mènerait peut-être de la clientèle à l'agence. Et elle pourrait peut-être enfin aller sur le terrain. Classer des dossiers, ça allait bien un moment, mais ça finissait par lasser, même si Mister G. laissait toujours un bazar monstrueux derrière lui qu'elle devait à chaque fois ranger.

Elle ouvrit la porte du bureau d'un geste énergique, enleva son chapeau et le lança sur le portemanteau. Elle y accrocha ensuite son parapluie qui la suivait partout où elle allait et son manteau, puis commença à regrouper les papiers éparpillés sur la table, et même dessous et autour. Elle était ac-croupie derrière le bureau, une liasse de dossiers à la main, quand elle entendit son patron hurler son nom.

_ Aurore, vous êtes là?
[b]_ Et où voudriez-vous que je sois? fit-elle en se relevant. A la tête de Mister G., comme elle l'appelait intérieurement, il avait déjà fait sa mauvaise blague de la journée. Vos farces nous ont apporté un nouveau client gracieux, Monsieur Genevrier. Et encore heureux que ce soit moi qui soit arrivée à l'agence en premier, sinon il vous en aurait collé une.

En écoutant l'histoire d'Aurore, Vincent se félicita d'avoir raté son arrêt. Il se garda toutefois de lui exposer son soulagement. Cela pouvait paraître lâche de sa part de laisser une femme prendre sa défense, néanmoins, il n'était pas vraiment inquiet pour elle. Depuis le temps qu'elle travaillait pour lui, Aurore savait parfaitement maîtriser une victime mécontente de ses farces quotidiennes.

- Veuillez me pardonner, Aurore, s'excusa-t-il malgré tout. Je sais que ce n'était pas le genre de tâches que vous pensiez accomplir quand je vous ai embauchée. Laissez-moi me rattraper ! J'ai d'ailleurs justement l'occasion rêvée !

Vincent fouilla dans sa grande besace en cuir pour en sortir une grande liasse de papiers.

- Hier soir, j'ai terminé les prospectus de l'entreprise Taillandier. Et quand je suis allé les lui remettre ce matin, il m'a proposé d'aller les distribuer à la foire de Montmartre. Tenez ! J'ai encore une surprise !

Emporté par son enthousiasme, Vincent lança trop prestement son paquet. Si Aurore n'avait pas appris à le connaître, les prospectus recouvriraient sans doute le sol de l'agence mais, d'un geste adroit, elle parvint à maintenir l'intégrité du tas. L'homme à tout faire en avait profité pour sortir de nouveaux documents sur lesquels étaient inscrits le nom de l'agence, ses fonctions, l'adresse et même un plan très précis pour s'y rendre. Le tout avait été réalisé à la main par Vincent dont l'écriture, malgré son comportement enfantin, s'avérait étonnamment fine et sûre.

- Après avoir fini mon travail pour Taillandier, j'en ai profité pour nous préparer des tracts pour l'agence. On aura qu'à les distribuer eux-aussi. Ca fera une publicité moins euh... "originale" que l'habituelle ?

Les mauvaises blagues de Vincent suivies des excuses d'Aurore avaient contre toute-attente contribué à accroître la popularité de l'agence. Les victimes du facétieux jeune homme devenaient pour la plupart des clients réguliers et faisaient passer le mot autour d'eux. Néanmoins, la majorité des services étaient rendus pour une somme dérisoire voir gratuitement. S'ils continuaient comme ça, maintenir leur affaire à flots constituerait un challenge compliqué.

- On fera d'une pierre 3 coups : notre travail, de la réclame et je pourrai vous acheter un petit quelque chose pour me faire pardonner ! Alors ?

Aurore leva les yeux au ciel en soupirant en entendant son patron s'excuser pour la nième fois. C'était toujours la même chose, il jouait un mauvais tour, elle rattrapait le coup, il s'excusait... et ça recommençait. Elle avait renoncé à lui faire abandonner cette manie, enfin, presque. Pour l'heure, elle l'écoutait, le visage fermé, alors qu'il s'enthousiasmait comme un enfant en lui racontant sa matinée. Anticipant la maladresse de Mister G. - quand il s'emportait ainsi, ça finissait invariablement en catastrophe, plus ou moins grosse - la jeune femme s'avança vers son patron. Bien lui en prit lorsqu'il sortit de sa sacoche une liasse de prospectus qu'il lui lança. Heureusement elle était prête à ce type de geste et elle les récupéra avant qu'ils ne tombent au sol. Elle en refit un tas bien propre sur le bureau, et en profita pour y jeter un coup d'oeil.

_ Joli travail, Taillandier doit être content. Il vous a proposé combien pour qu'on aille les distribuer à la Foire? Parce que ce n'est pas à côté, il va falloir payer le tram, et on en a bien pour la journée! Ça veut dire manquer un client si quel-qu'un vient à l'agence, et ne pas avancer sur les autres contrats, aussi.

Elle examina de plus près le second tas de tracts en hochant la tête. Il fallait bien admettre que son patron avait un véritable don pour créer des réclames. Elle l'enviait pour cela, elle qui avait un mal fou à écrire de façon lisible! Mais bon, elle n'allait pas non plus se montrer trop enthousiaste, il valait mieux rester prudente avec son employeur.

_ Mmm... pas mal. Vous avez pu négocier un prix avec l'imprimeur? Après tout Taillandier n'est pas le premier client qu'on lui ramène, et ne sera certainement pas le dernier!

Aurore ouvrit un placard et commença à fouiller dedans, à la recherche d'une besace dans laquelle elle porterait les prospectus. Si elle les gardait à la main, elle finirait avec les doigts couverts d'encre et son manteau tâché. Et comme elle devait passer voir ses parents le soir même, elle n'avait pas envie d'avoir à expliquer l'origine de telles tâches. Elle était censée n'être qu'une gouvernante ordinaire. Mais à y réfléchir, elle n'aurait jamais tenu très longtemps si elle avait été une gouvernante ordinaire. Sa double, voire triple fonction, auprès de Vincent Genevrier la comblait, et c'était bien pour cela qu'elle le supportait. Mais il valait mieux que sa mère en ignore tout, ou elle se mettrait dans un état pas possible et exigerait que sa fille rentre au bercail.

_ Ah, voilà ce qu'il me faut! Donnez-moi deux minutes, que je mette mon chapeau, et nous y allons! Si vous voulez vraiment me faire plaisir, trouvez-moi un engin qui écrive à ma place. Je n'en peux plus d'écrire tous ces rapports à la main, et personne de toute façon n'arrive à me lire! Quelqu'un aura bien inventé une telle machine, non?

La jeune femme finit enfin d'accrocher son chapeau, en profitant pour rattacher quelques mèches folles, enfila son manteau et attrapa son parapluie et la besace. Dans le même mouvement, elle ouvrit la porte et descendit l'escalier sans même attendre son patron. Elle n'était pas du genre à perdre du temps, et puis il pourrait toujours la rattraper au tramway.

- Joli travail, Taillandier doit être content. Il vous a proposé combien pour qu'on aille les distribuer à la Foire? Parce que ce n'est pas à côté, il va falloir payer le tram, et on en a bien pour la journée! Ça veut dire manquer un client si quelqu'un vient à l'agence, et ne pas avancer sur les autres contrats, aussi.
- Il me paye le même prix que pour le précédent job plus l'aller-retour en tramway pour ma chère assistante et moi ! Ce n'est pas énorme mais j'ai pensé que l'opportunité de se rendre à la foire était à saisir. Quant aux autres clients, ils n'auront qu'à déposer leurs demandes dans notre boîte aux lettres. Et puis à Montmartre on touchera énormément de parisiens d'un seul coup ! Voyez ça comme un investissement ! On perd une journée à l'agence mais c'est pour le bien de notre affaire. Et pour les autres contrats, faites-moi confiance ! Vous savez que je n'ai jamais déçu un client... ... enfin, c'est arrivé, mais plutôt rarement, non ?

Vincent trépigna en observant Aurore examiner précautionneusement ses tracts de haut en bas et de bas en haut. Il avait mis tout son coeur à l'ouvrage et espérait la voir enfin le féliciter.

- Mmm... pas mal.

Il fut un peu déçu. Pourtant, à la réflexion, "joli travail, "pas mal"... il aurait été davantage surpris si elle s'était montrée plus enthousiaste. Car, malgré les tentatives de Vincent pour créer une relation un peu plus amicale avec son employée, Aurore restait imperturbablement professionnelle.

- Vous avez pu négocier un prix avec l'imprimeur? Après tout Taillandier n'est pas le premier client qu'on lui ramène, et ne sera certainement pas le dernier!
- Euh oui oui... en quelque sorte !

Vincent n'osa pas lui parler de cette petite toupie en bois, remise aux enfants des fidèles clients, qu'on lui avait offert là-bas. Il la trouvait jolie, néanmoins, il n'était pas sûr que cela suffisse à convaincre Aurore de ses talents de négociateur. Mais il n'était jamais très à l'aise dans ce genre d'exercice.
Heureusement, elle ne le cuisina pas pour connaître le "montant" marchandé. Elle s'affairait déjà pour la mission du jour... très professionnelle.

- Ah, voilà ce qu'il me faut! Donnez-moi deux minutes, que je mette mon chapeau, et nous y allons! Si vous voulez vraiment me faire plaisir, trouvez-moi un engin qui écrive à ma place. Je n'en peux plus d'écrire tous ces rapports à la main, et personne de toute façon n'arrive à me lire! Quelqu'un aura bien inventé une telle machine, non?

Et sur ce, elle prit les devants, laissant son patron partir à sa poursuite. Il la rejoignit à l'arrêt du tramway et prirent ensemble la direction de Montmartre.

[suite dans [4 avril 1873] Foire de Montmartre]