[4 avril 1873] Retour (discret?) à la maison

Aurore héla un fiacre au bas de la Butte Montmartre afin de rentrer chez Vincent, elle n'avait pas vraiment envie de partager son espace dans un tramway ou un métro plein d'hommes saouls. Elle était trop secouée par les événements de la soirée pour avoir la force et le courage de repousser les avances d'hommes avinés attirés par une femme seule quittant le fameux quartier de Pigalle. En temps normal, une telle situation ne lui faisait pas peur, mais elle avait besoin de réfléchir à ce qui s'était passé et à ses conséquences, pas de surveiller les passagers du tram pour qu'ils la laissent tranquilles.


Elle était allée chez Rêverie sans oser croire vraiment que la guérisseuse pourrait l'aider. Elle était passée entre les mains de tellement de médecins et de charlatans qui avait plus souvent empiré sa douleur qu'ils ne l'avaient soulagée, qu'elle ne voyait pas comment la jeune femme pourrait l'aider. En outre elle habitait dans un des pires quartiers de la ville, un véritable coupe-gorge avec les travaux pour la basilique. Si son pouvoir était bien réel, que faisait-elle là?

Pourtant Rêverie l'avait surprise, elle avait soigné sa jambe dans même avoir besoin de la magie, et lui avait affirmé pouvoir l'aider pour la cicatrice qui lui barrait la poitrine. Elle avait compris à la  toute fin de la "consultation" pourquoila jeune femme restait dans un tel taudis. Certes, elle aidait les plus pauvres sans rien demander en échange, mais cela ne l'aurait pas empêchée de se faire une clientèle pus riche pour mieux s'installer tout en continuant ses bonnes oeuvres. Mais surtout, la guérisseuse était terrifiée, au point que les choses avaient failli mal tourner. Elle se cachait du Voile, ce qui était bien compréhensible vu les rumeurs qui circulaient à ce sujet.

Et maintenant Aurore était en plein dilemme. Elle n'avait pu s'empêcher de consoler et de rassurer Rêverie quand celle-ci s'était effondrée en larmes, et puis... elle devait encore l'aider pour sa poitrine... et en même temps, son travail était d'aider son Possédé de patron à poursuivre les individus recherchés par le Voile, et elle avait un caractère profondément loyal. Ne pas dire à Mister G. qu'elle trouvé où se trouvait une de leurs cibles les plus importantes lui apparaissait comme une trahison, mais le lui révéler aussi. Diantre! Que devait-elle faire?

Elle était plongée si profondément dans ses pensées qu'elle ne se rendit pas de suite compte que le fiacre était arrêté. Il fallut que le cocher tape contre le toit pour qu'elle sorte de sa torpeur et descende du véhicule. Elle entra dans la petite maison, et, voulant éviter la confrontation avec Vincent tant qu'elle n'avait pris de décision sur la conduite à venir, voyant la lumière filtrer de l'entre-baillement la porte du salon, elle commença à grimper lestement les escaliers, oubliant totalement que quelques heures plus tôt elle n'était pas capable d'une telle vélocité. Quand cela lui revint, elle pila net avec une grimace. Ça, elle serait bien obligée de trouver une explication pour la disparition de sa claudication, c'était vraiment trop flagrant. Pourvu seulement qu'il n'ait rien entendu pour l'instant, pensa-t-elle en reprenant son ascension le plus silencieusement possible, elle n'était pas prête à l'affronter!

En quittant le quartier de Pigalle deux minutes avant Aurore, Vincent avait pu rejoindre l'Agence avant sa collègue. Il s'était ensuite dépêché de se débarrasser de ses vêtements avant de s'installer nonchalamment dans le salon, feignant de lire un recueil de nouvelles policières d'Edgar Allan Poe, étendu sur son fauteuil. Quand finalement son assistante rentra, il se retint d'aller à la confrontation directe. Il ouvrit cependant violemment la porte du salon pour la surprendre.

- Ho ! Bonsoir Aurore ! Désolé si je vous ai fait peur, j'étais plongé dans un roman à suspense. Du coup, j'étais un peu à cran et quand j'ai entendu marcher dans l'escalier, j'ai...

Son objectif n'était pas de l'interroger... pas pour le moment. Il espérait toutefois lui mettre suffisamment la pression pour qu'elle se décide à agir comme il le fallait. Vincent comptait lui laisser un peu de temps, peut-être même le temps nécessaire à la guérison promise par Rêverie. Mais au delà, il faudrait qu'elle ait choisi son camp.
Finalement, après quelques instants où il la fixa en silence, droit dans les yeux, il s'empressa de détendre l'atmosphère.

- Au fait, j'ai un cadeau pour vous !

Vincent disparut rapidement dans son salon et revint avec le paquet cadeau contenant le stylo-plume vert émeraude cachant une lame en son corps. Il grimpa les marches de l'escalier et les remit en mains-propres à Aurore.

- Bon, comme vous l'aurez sans doute déjà deviné, ce n'est pas une machine à écrire. J'en avais repéré quelques unes mais j'ai été un peu pris par le travail, s'excusa-t-il, gêné. J'espère malgré tout que cela vous plaira.

Zut, raté, pestait Aurore intérieurement. Son patron l'avait entendue rentrer. Peut-être même attendue, pour ce qu'elle en savait...

La porte du salon s'était ouverte brusquement, claquant presque contre le mur, et elle avait sursauté de manière très visible. Et à son grand embarras, elle avait aussi rougit comme une collégienne prise en flagrant délit de faire le mur. Avec un peu de chance - mais pouvait-elle compter là-dessus ce soir?- , la pénombre qui régnait dans l'escalier dissimulerait sa gêne.

_ Oh, désolée, je ne voulais pas vous déranger dans votre lecture!

Mister G. la fixa droit dans les yeux plus longtemps qu'il n'était convenable, comme s'il se doutait de quelque chose. Cependant, Aurore n'était pas vraiment du genre à se laisser démonter ni à respecter les convenances, aussi soutint-elle son regard sans broncher, même si au fond d'elle, elle n'était pas si tranquille que ça. Aussi brusquement qu'il avait ou-vert la porte, son patron lui annonça qu'il avait un cadeau pour elle et la laissa là, plantée dans l'escalier, alors qu'il re-tournait dans le saloon. Elle n'eut le temps de descendre que quelques marches, se demandant de quoi il parlait, avant qu'il ne revienne , une petite boîte à la main. Non, il n'oserait pas lui faire une blague, il savait à quel point elle avait horreur de ça!

Elle prit tout de même le paquet des mains de Vincent, haussant un sourcil inquisiteur. Vu la taille, en effet, ça ne pou-vait pas être une machine à écrire, ou alors c'était un tout nouveau modèle miniature bourré de magie qu'elle ne connaissait pas. Mais elle ne sentait rien d'étrange émaner du paquet, donc ce n'était pas un objet magique. Elle ne put retenir sa langue bien pendue, tout en déballant son cadeau.

_ ça ,je me doute bien que ce n'est pas une machine à écrire! Mais c'est très gentil d'avoir pensé à moi...OH, il est splendide! Et en plus il y a une lame?! Vous pouvez être sûr qu'il ne me quittera plus!

Eh oui, si vous vouliez faire plaisir à Aurore, il ne fallait pas lui offrir des fleurs ou des bijoux, mais des objets utiles. Dans un élan d'émotion, elle décida d'avouer une partie de ce qui s'était passé ce soir chez Rêverie.

[b]_ Ce cadeau ne fait que couronner ma soirée, vous savez? Le rendez-vous que j'avais ce soir a été une réussite: la guérisseuse que je suis allée voir a réussi là où tous les médecins et autres professeurs ont échoué : je ne boîte plus, et je n'ai même plus mal à la jambe! Je dois la revoir Jeudi pour le reste...n'est-ce pas formidable?[b]

Bien sûr elle ne lui disait pas tout, et surtout pas l’essentiel : que la guérisseuse en question était Rêverie de Perceneige, qu’elle savait pertinemment être recherchée par le Voile. Devait-elle ou non dire la vérité, elle ne le savait pas encore.